Rendez-vous avec Moïra Paras


Par où commencer ? Préparer un entretien avec un artiste, que l’on ne connaît pas, sinon par la lecture d’un dossier, pose toujours problème. Des idées préconçues vous assaillent. Et puis, peu à peu, des intuitions se forgent. Et la trame d’un questionnaire s’élabore, des interrogations fusent, s’imposent : il faudra parler de cela, savoir pourquoi. Le reste se fait alchimie entre les paroles et les mots , qui traduiront, bien imparfaitement, la richesse des échanges, le secret des silences, l’importance des non-dits.. Jusqu’à des aveux librement consentis.

Conduire un entretien, c’est prendre un chemin, accepter un rendez-vous, d’abord improbable, puis forcément réciproquement influencé. Le retranscrire, c’est toujours le risque de trahir : mauvaise compréhension, envie d’aller au-delà. Quête-enquête, c’est l’occasion, à chaque fois de se dévoiler en voulant découvrir l’autre.

Cet été, le château des Ravalet accueille le deuxième épisode d’une trilogie conçue par l’artiste Moïra Paras. Le visiteur a rendez-vous, loin d’ici, à Samarkand, aux confins des steppes et de soi-même.

Du 2 juillet au 17 septembre, dans le cadre désenchanté de Julien et Marguerite, Moïra Paras nous propose de suivre le chemin de Samarkand. La mort, dit la légende, y attendait, au soir, le vizir du khalife de Bagdad. En douze tableaux, l’artiste illustre cette histoire persane attribuée à Faridaddin Attar. C’est une invitation au voyage, à la rencontre au-delà du miroir : « le rendez-vous de Samarkand ».


Quel cheminement conduit à peindre ?

« Les événements vous dévoilent. Ils sont souvent violents, tragiques. Mais il n’y a rien que je prenne suffisamment au sérieux pour en faire carrière. J’ai du survivre. » Moïra Paras reprend souffle. Petite femme au visage lisse, sûre d’elle, de ses mots qui viennent de loin et claquent. Elle a commencé à peindre très jeune. Elle aime à dire : « Je peins depuis toujours mais je n’ai pas toujours peint. Après un grand vide, un drame intime, ma recherche est revenue, par la peinture ». Elle n’en confiera pas davantage, évoquant ses autres vies : professeur de français, de philosophie, critique littéraire pour la presse parisienne « J’ai fait plein de choses mais toujours en cherchant la même chose : partager ce qui nous bouleverse ».
En un retour sur soi, elle ajoute : « Quand j’ai repris la peinture, mon premier travail était un portrait de fayoum, un autoportrait, sur un fond sombre, avec ma levrette dans les bras. Ce n’était pas une œuvre d’art. C’était peindre utile. Je pensais être incinérée bientôt. J’aurais souhaité l’être avec cette peinture ». La mort rôde déjà, comme sur le marché de Bagdad.

Elle aime les animaux, surtout les chiens et les chevaux. Il y en a presque toujours sur ses tableaux. « Mon chien vient de la SPA. Il est arrivé abandonné, dans la douleur. Et puis il a appris à se mettre sur le dos, à courir comme ce matin sur la Plage Verte ». Un rayon de joie fugace illumine son regard. Il s’élargit quand elle évoque les chevaux, sans doute en raison de ses origines afghanes, par son père. « J’ai tout fait avec les chevaux ». Elle était trés douée … jusqu’à l’accident. Elle n’en dira pas plus. Mais elle souffre toujours physiquement bien sûr, moralement évidemment.
Retour sur le « premier tableau » et sur l’exposition : la mort est là, toujours présente, presque palpable. Elle complète son évocation de l’incinération par un souvenir de voyage. « J’ai vu des crémations le long du Gange, à Bénarès. J’ai vu des gens heureux autour du bûcher, aux antipodes de ce qui se passe en Occident. Si on aime quelqu’un, si on est « croyant », il devrait y avoir, à ce moment-là, quelque chose de réjouissant et non pas de morbide comme ici… J’ai suivi les gens qui m’ont le plus convaincue. » La mort serait-elle une simple traversée ? Celle de la fenêtre enfin ouverte que décrivent certains sages de l’Inde ?


Et le(s) symbole(s) dans tout cela ?

Pour elle, c’est l’ensemble « vide ». « C’est un hasard pur. Beaucoup d’étrangers ont visité mon exposition au Sénat. Ils m’ont fait part de ce qu’ils voyaient dans mes tableaux, de ce que je n’avais pas vu, pas peint ». Volontairement du moins. « Il doit y avoir des choses symboliques. Comme sur mes tableaux, à la manière chinoise : des mondes flottants, des entre deux mondes, des limbes. Des noirs et des rouges, des contraires se rassemblent : des univers fermés, le chaos. Mais tout cela pour échapper au vide, s’arc-bouter contre le vide et pourtant se défaire et retomber dans le vide ».


Symbole(s) ou religion, comment entrer en « peinture » ?

« C’est très juste, réplique-t-elle aussitôt, de parler ici de religion, mais au sens de « relier ». J’ai passé six mois en Inde et au Népal. Je ne suis pas faite pour là-bas, question de rythme. » Des symboles, elle ne parle quasiment jamais. Mais à propos de « relier », d’engagement dans le monde, elle précise : « Je ne me sens pas l’âme historique. Chacun fait ce pour quoi il est bâti. Le combat politique est dans le monde. Moi, j’aimerais prier, être un vieux sage sur la montagne, si j’en avais les qualités d’âme. Mais je peins… Pourtant, je prendrais les armes s’il le fallait. Je n’ai pas peur du combat. Je ne suis pas afghane pour rien ». Il y a comme une hésitation, une volonté de ne pas faire le choix entre un engagement et le lâcher-prise, à moins que ces deux tensions ne se retrouvent dans cette évocation de la route de Samarkand…
Pour prolonger, approfondir, cette quête-enquête, il semble utile d’aller au-delà de la peinture en tant que surface travaillée mais limitée par un cadre.


Pourquoi cette omniprésence d’un liseré d’or dans vos tableaux ?

« Je mets de l’or dans mes tableaux. C’est la couleur sacrée par excellence. Ce n’est pas « culturel », c’est presque superstitieux. J’ai l’impression que mes personnages sont ainsi protégés, minuscules petits hommes perdus dans l’immensité, les naufrages, les guerres ». Il convient de prendre le tableau comme un tout, pour en sentir, - saisir ?- la leçon, mélange d’intuition et de refus de disséquer les choses en petits riens. « Comme ces poèmes que les professeurs s’ingénient à casser en mille morceaux quand on prépare le baccalauréat, au lieu de se laisser emporter par la musique… »

Et peindre alors, pour dire, mais dire quoi ?

Elle hésite à peine : « Je ne fais pas de l’art « conceptuel ». Je ne m’inscris pas dans un débat purement contemporain. J’aspire à l’universel, l’intemporel pour que chacun se retrouve devant lui-même, devant sa propre émotion ». Les piliers du monde bruissent d’une étrange vie intérieure : « Il faut accepter notre lieu commun. Car nous en avons un, que cela nous plaise ou non : il y aurait moins de conflits si les hommes savaient cela. Les artistes devraient aussi nous montrer combien le monde est beau. Nous en avons besoin. Contribuer à la joie. Faire rêver. Consoler. C’est important. Ne pas écraser mais s’élever, s’améliorer. L’actualité dénonce les atrocités, ne montre que des symboles négatifs ». Il faut s’échapper de cette contingence. Certains sont mieux armés que d’autres : « Les premières influences, les bonnes rencontres très jeunes dressent l’âme correctement. Elles nous préparent, d’abord et surtout pour le combat avec soi-même. Encore faut-il avoir les bonnes armes. Il y a des gens qui se gâchent sur le chemin. Chacun d’entre nous a une porte. Tant que cet accès ne lui est pas connu, il ne peut rien. … Après, il s’épanouit ». Il y a comme une foi dans ces propos : « Je n’ai pas fait de rencontres avec des religieux ». Et elle évoque l’éternel retour, celui de Nietzche.
L’échange s’achève. Faut-il en rester là ? Sans doute mais pourtant, une muette interrogation s’est insinuée depuis la première rencontre avec Moïra Paras, par tableau interposé : dans ce liséré d’or dansaient les arcanes du tarot.
« Personne ne m’a jamais parlé de cela. J’ai longtemps tiré les Tarots. J’ai arrêté quand les choses se sont réalisées ». Elle avait appris auprès d’une gitane, aussi belle que brune, l’œil planant au-dessus des cartes comme sur l’océan des possibles, le regard arrêté sur des visions… L’arcane XIII, l’arcane « sans nom », est-ce cette figure qu’entrevoit le vizir, dans la légende de Samarkand ? « Mes tableaux racontent autre chose selon la lumière. Ils ne disent pas tout immédiatement. Mais ils continuent de parler ». Si la mort git, toujours tapie, n’est-elle pas que l’ultime passage ? Ne se résume-t-elle pas à cette formule consacrée : « Fais ce que doit, advienne que pourra », sentence du chevalier-prince rose-croix, bateleur accompli de l’intemporelle tradition.
Moïra Paras se lève. Dernier échange : un nom s’impose, venu de nulle part, Krishnamurti, l’un des grands penseurs de l’Inde au siècle dernier. « J’ai tous ses livres à la maison. » Et si la leçon était là. Visage toujours aussi lisse, regard distancié, elle n’en dira pas plus avant de reprendre le chemin, celui de Paris, de Samarkand ou d’ailleurs.




par Thierry Barreau, le 27 mars 2006